De la différence fondamentale entre l’animation orientale et l’animation occidentale [Cinéma d’animation #2]

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« Pourquoi l’animation orientale est-elle meilleure que l’animation occidentale ? »

On pourrait croire, aux yeux des quelques articles de ce blog consacrés à l’animation, que je suis un connard élitiste anti-français et anti-américain (, et , et même puisque The Prodigies tient davantage du manga que de l’école belge). Certes, mais il me semble trop facile de mettre la suprématie animée orientale uniquement sur le dos de caprices individuels. Je me suis longtemps demandé pourquoi la préférence d’un nombre conséquent de lecteurs/spectateurs de ma génération allait vers cette culture autre ; j’ai listé au moins deux cents raisons : l’attrait de l’exotique, des thématiques plus geeks, un dessin plus léché, le charme des héroïnes… autant de raisons valables ponctuellement mais insuffisantes à mes yeux pour expliquer un phénomène si massif. Comment expliquer qu’une génération entière nourrit de force avec les aventures de Mickey, Tintin, Astérix, Blake et Mortimer se désintéresse collectivement, au fil des années, aux productions occidentales alors qu’en parallèle l’attrait des productions orientales n’a cessé de perdurer, voire de s’intensifier, pour cette même génération ; j’aurais bien mis cela sur le compte d’un élitisme rebelle et de la culture geek, mais cela n’aurait duré que le temps de l’adolescence pour la plupart des individus concernés.
Ma fidélité à l’animation orientale, et celle j’imagine de milliers de lecteurs de manga et de spectateurs d’animés des générations X et Y, ne peut se simplifier en une mode décennale, une culture de niche ou des fantasmes d’adolescents (n’en déplaise à nos amis de gauche [pour ceux qui sont nés après les années 80, il est toujours bon de se rappeler le regard des politiques de l’époque sur l’animation japonaise]).
J’ai un temps cru que tout cela n’était qu’une question de « culture » (mot d’ailleurs assez vague prenant en compte l’histoire des peuples et leurs différentes imprégnations religieuses), et qu’un nombre important de lecteurs/spectateurs se sentaient plus connectés à cette culture qu’à la culture franchouillarde ou à la culture hollywoodienne. Je me suis caché aussi derrière l’explication matérielle : l’industrie du manga et de l’animé est plus développée, donc leurs produits sont de meilleures qualités – argument vite réfuté car à ce titre l’industrie américaine aurait dû rattraper son retard, or leurs productions actuelles restent visuellement et intellectuellement plus faibles que leurs homologues outre-pacifique.

Cette longue introduction [que j’espère vous avez sautée] pour en venir au fait que la question discutable mais réelle « Pourquoi l’animation orientale est-elle meilleure que l’animation occidentale ? » n’est pas si simple et qu’elle recouvre plusieurs sujets sociaux-culturels qui mériteraient à eux seuls un article.
Pourtant, je pense qu’on peut répondre à cette question en une phrase, que je vais illustrer par deux animés récents antagonistes et pourtant révélateurs de l’âme animée orientale : Kill la Kill et Kids on the Slope.

Kill la Kill est une sorte de Dragon Ball survolté et exubérant où des héroïnes sexy se battent en petites tenues, avec lesquelles elles fusionnent charnellement. Si les clichés du manga japonais conspués par leurs détracteurs pullulent dans Kill la Kill (du sang, des seins, de la violence, des fesses), il faut reconnaitre au studio Trigger une volonté de pousser le curseur au maximum, d’une façon totalement désinhibée, telle qu’aucun créatif occidental ne serait capable de le faire, non seulement par crainte de la censure des producteurs, mais aussi par une inhibition culturelle généralisée.
Cette désinhibition, appuyée par une direction artistique exubérante et excessive, souligne à quel point l’animation orientale est arrivée à un stade dénué de tous tabous. À l’inverse, les productions occidentales peinent à sexualiser leurs personnages (les personnages féminins n’ont souvent qu’un rôle commercial afin de cibler un public enfantin féminin) et à aborder des sujets sociaux violents (le sujet central de Kill la Kill est la dépendance aux vêtements, et l’économie d’uniformisation sociale sous-jacente).

Kids on the Slope, adaptation du manga du même nom, raconte en douze épisodes de vingt-quatre minutes le quotidien de trois lycéens japonais dans les années 60, rapprochés par la passion du jazz (et c’est tout). Réalisé par Shinichirô Watanabe, qui avait déjà prouvé par le passé sa volonté d’aller au-delà des frontières de genre (Cowboy-Bebop et Samouraï Champloo), Kids on the Slope est, comme d’autres animés actuels, la preuve et la justification de la supériorité de l’animation orientale.
Je déclinerai cette affirmation élitiste et péremptoire sous trois angles.

1.La narration.
L’expérience acquise par l’industrie de l’animation orientale se constate dans le savoir-faire de leurs scénaristes. Relater deux ans de la vie de, en élargissant, cinq personnages en quatre heures nécessite une maîtrise de l’ellipse, un sens de la concision, une aptitude à faire passer visuellement et rapidement des informations, des émotions. Quand on compare avec le format à rallonge des séries occidentales qui se trainent sur des heures pour étoffer péniblement la psychologie de leurs personnages, la maîtrise des scénaristes orientaux à traiter de la psychologie narrative s’impose.
Par exemple, l’un des personnages secondaires, Junichi un trompettiste « mentor » des protagonistes apparait au maximum cinq minutes dans la moitié des épisodes (donc trente minutes en tout), et ses émotions lors de ses représentations, son engagement politique, sa dépression une fois ce temps révolu, ses difficultés à nouer des relations avec une femme plus jeune, sa résolution à changer de vie… imprègnent l’animé comme si le spectateur suivait ce personnage depuis trois saisons et soixante épisodes. On ne tergiverse pas, on ne dilue pas ; on met en scène un sentiment.

2.La reproduction du réel.
J’aimerais paraphraser Moebius pour commencer (comme quoi je peux citer des français). Moebius considérait qu’un bon animateur (ou un bon dessinateur) n’est pas celui qui va déployer une richesse et une variété graphique dans ses productions, ni une efficacité ou une rapidité de mise en œuvre, mais c’est celui qui va être capable de reproduire un élément du réel, ne serait-ce qu’un seul – peu importe les décors, le scénario, les prouesses de réalisation. L’exemple donné par Moebius était celui d’un enfant qui courait ; l’objectif de l’animateur était de reproduire cette foulée, la décomposition réaliste du mouvement à reproduire ; peu importait le temps nécessaire à cette reproduction, il était plus important que le reste.
De la même façon, il est courant dans les documentaires du studio Ghibli de voir Miyazaki reprendre et corriger les dessins de ses collaborateurs sur leur réalisme, en leur disant par exemple qu’un sanglier ne se déplace pas comme ça.
Kids on the Slope, s’il bénéficie dans son ensemble d’une réalisation classique (et parfois trop schématique dans ses vues d’ensemble), est fascinant quand l’intrigue s’estompe et qu’il s’agit uniquement pour les animateurs de capter un regard ou de s’attarder sur un flocon de neige ; certaines courtes séquences de reproduction du réel, avec un soin naturaliste porté aux lumières, aux ombres et au flou, valent tous les calculateurs 3D du monde. Plus incroyable, la volonté de dessiner des musiciens en train de jouer à quelque chose de surréaliste ; vouloir s’attarder sur les mouvements, le synchronisme (ou l’asynchronisme), les expressions de personnages qui « ne jouent pas vraiment » tient à la fois d’un pari fou, et inédit, et même impensable pour une production occidentale.

Hop, un extrait illustrant l’animation des musiciens et le soin apporté aux jeu d’ombres et de lumières.

3.Le truc de fou.
Le pitch de Kids on the Slope est un truc de fou. J’imagine un auteur proposer un tel pitch à un producteur occidental. « Quoi des musiciens de jazz dans les années 60 au Japon, tout le monde s’en fout ? Ou alors quoi ils sont homos ? ils ont le sida ? ils sont alcooliques ? ils partent au Vietnam ? » Il faudrait du pathos, des grands sentiments (et pas des amourettes de lycée et « juste » une histoire d’amitié), ou alors il faudrait mettre en avant la musique, faire jouer des vrais musiciens, jouer sur le côté « regardez comment ils jouent trop bien » et commencer dès maintenant à envoyer les Blu-ray aux membres de l’Académie. Non, là, Watanabe et son équipe parient sur le réalisme émotionnel du manga d’origine et sur leur capacité à retranscrire cette simple histoire en un animé de douze épisodes de vingt-quatre minutes, avec des personnages qui ne jouent pas en live de la musique, et dont les drames, les émotions sont ordinaires. Le sens du réel, la percussion, la volonté de ne jamais trahir son sujet font de Kids on the Slope une œuvre qui tient d’un miracle et que seule l’animation orientale me semble capable aujourd’hui de concevoir.

J’en reviens à ma question de départ. Comment une industrie [qui a ses défauts hein je ne les cache pas : surproduction, ultra-violence, blabla] peut produire des œuvres à la fois aussi différentes et extrêmes que Kill la Kill et Kids on the Slope. Il n’y a, je crois, pas de secret, et finalement la réponse que je cherchais depuis longtemps n’était pas compliqué : la maturité artistique.

L’animation orientale de par sa longue histoire, de par l’expérience des artistes œuvrant sur toute la chaine de production, et bien qu’elle n’ait cessé de considérer l’aspect commercial de sa production, est parvenue à hisser cette même production au rang d’art, au même titre que des siècles ont été nécessaires pour considérer la sculpture, la peinture et la musique en tant que tels. Je ne veux pas lancer de grands débats théoriques et philosophiques sur la définition de l’art, mais il me parait évident que l’animation orientale a dépassé le simple stade de l’animé de divertissement pour enfants, adolescents et travailleurs, pour atteindre celui de la recherche artistique. L’animation orientale en est probablement à un premier stade de maturité caractérisé, au-delà des capacités techniques, par une désinhibition totale (stade indispensable à toute maturité) et par une recherche du réel.

À l’inverse, l’animation occidentale n’a jamais su franchir ce stade, qu’elle soit issue de la branche belge ou de la branche disneyenne, son industrie a échoué dans les années 90 à dépasser le stade du simple divertissement, et n’a su trouver un second souffle que dans un renouvellement technologique grâce à l’informatique, aux images de synthèse et à la 3D. Pour autant, les studios occidentaux ne font que reproduire leurs propres schémas des années 50, 60, 70 et 80 sur un médium amélioré. La même inhibition est présente, le même manque de diversité est notable, la recherche du gag permanent prédomine, la vantardise technologique efface tout souci de réalisme. L’animation occidentale n’est majoritairement qu’une industrie dont la pensée dominante reste consumériste et où ses façonneurs jouent dans un bac à sable numérique en s’interdisant toute considération artistique.

Moralité sévère, l’animation orientale a atteint un stade de maturité artistique qui offre un champ des possibles passionnant et justifie l’attraction qu’elle génère auprès d’un public demandeur de renouveau, là où l’animation occidentale reste du domaine de l’industrie des loisirs sans réelle ambition de dépasser sa propre condition, et où l’attraction qu’elle génère ne relève que d’un comportement social automatique.

AK

Kids on the Slope (Shinichirô Watanabe, 2012)
Kill la Kill (Hiroyuki Imaishi,2013)

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