“Tous les actes de Domino ne ramènent qu’à ça. Quand elle défonce une porte ou pointe une arme sur quelqu’un, c’est moins par goût que par dégoût de cette déchéance, de cette apocalypse culturelle. ”
Richard Kelly
[article initialement paru sur l’Insecte Nuisible]
Les ombres et la lumière
Nous vivons dans un monde d’ombres, un univers peuplé d’illusions perdues et de chimères noircies qui s’effritent entre nos doigts gourds comme du papier à cigarette jauni. Les ombres recouvrent le monde, de plus en plus, de plus en plus vite, de plus en plus durement ; n’entendez pas par là la dénonciation d’un vaste complot cosmologique, ni d’un enfoncement de l’humanité dans un quelconque tourbillon maléfique, et encore moins d’un accroissement d’un Mal pré-utopique formel. Non, il est ici question d’obscurantisme, de nivellement par le bas, d’uniformisation, de reprogrammation d’êtres humains en automates cellulaires. Non ce phénomène n’est pas nouveau, oui ce phénomène est inhérent à la faiblesse des hommes et à leur inclinaison à sombrer dans une passivité lascive, à se conformer à un establishment sécurisant. Mais, d’épiphénomènes marginaux, cet état de fait est devenu – à l’heure où vous lisez ces lignes et où j’ai déjà été sans doute absorbé par les ombres – un phénomène massif, généralisé et incontrôlable. Le boum des media, la multiplication des voies de communication, l’affirmation de politiques économiques capitalistes ou collectivistes secondées par un consensus intellectuel conservateur et censorial, bien aidé il va s’en dire par les conséquences déplorables d’une fausse révolution culturelle (la culture pour tous tout de suite avec des frites et un coca), sont d’autant de facteurs responsables de cette marée noire. Là où cette propagation d’ombres devient un problème majeur (et irréversible), c’est lorsqu’elle s’attache à tous ce que l’humanité a maladroitement conçu de plus beau – par essence la maladresse de la beauté s’oppose à la raideur d’un esthétisme – à savoir : l’art, la foi et l’amour. Les émotions calculées se transposent alors à nos émotions innées – des émotions perdues à jamais. Depuis combien de temps n’avez-vous pas pleuré pour de vrai ; depuis combien de temps n’avez-vous pas prié pour de vrai ; depuis combien de temps n’avez-vous pas aimé pour de vrai ? Que nous reste-il à pleurer, à prier et à aimer alors que les ombres recouvrent nos visages un à un ? Que nous reste-t-il à faire si ce n’est fermer les yeux à notre tour.
Évidemment, rien ne vous interdit encore d’ouvrir les yeux. Rien ne vous interdit de vous battre. Rien ne vous interdit de croire. Rien ne vous interdit d’essayer de vivre. Rien ne vous interdit d’allumer la lumière.
“There are three kinds of people in the world, the rich, the poor and ereryone in between”
De Domino Harvey, fille de l’acteur Laurence Harvey, les media n’ont retenu que trois choses : le sexe, la drogue et le chaos. Le sexe, puisqu’on la prétend lesbienne (à peu près autant de fois qu’on prétend le contraire) ; la drogue puisque ce fut sa plus fidèle compagne jusqu’à sa mort par overdose en 2005 à 36 ans ; le chaos puisque sa vie de chasseuse de primes fut un bordel extatique sans nom. De ces étiquettes des tabloïds, Richard Kelly va se débarrasser des deux premières (juste suggérées par le look furieusement lesbien de Keira ; puis via une scène sous acide). Richard ne garde justement que cet anti-étiquetage – ce chaos intégral. Perdue, après la mort de son père à 4 ans, dans une relation mère/fille ambiguë qui la voit valdinguer entre des pensionnats et les milieux bourgeois, Domino enchaîne toutes sortes d’activités extrêmes (mannequin, pompier…) avant de devenir une célébrité dans le petit monde des chasseurs de primes de L.A. C’est à cette frénésie vitale que s’intéresse Richard ; aux rêves d’héroïne et à la condition humaine de Domino. De cette dualité, il donne vie à une anti-héroïne atypique en guerre contre le monde moderne.
Ce monde moderne, Richard le connaît bien. Il l’a vu grandir ; il a même grandi avec. Et après un film-refuge (Donnie Darko), il décide de lui répondre d’une balle en pleine face. Domino est un film pour la Génération X, cette génération perdue qui a vu le monde sombrer à une vitesse démente, pour muter en un conglomérat turgescent abscons dont la folie culturelle superficielle (de la nouveauté tout le temps tout de suite) n’est qu’un leurre pour masquer une perte de sens et de repères. Coincées entre le standing d’un revival post-hippies et cette liberté apparente et sans aucune limite matérielle, les nineties n’ont rien pu offrir d’autres à leurs adolescents que des icônes figées sur papier glacé, dématérialisées sur écran bulbeux, atrophiées sous cellophane recyclable. Bienvenue, vous pouvez faire semblant de vivre maintenant ; comme tout le monde.
Pour dépuceler ce monde déculturé, le seul remède est Domino.
Support oblige, les émanations visuelles du monde moderne sont la cible la plus apparente du métrage. La télévision est réduite en cendres via deux de ses occurrences les plus populaires et emblématiques : le talk-show et la real-tv ; le premier est inutile, le second vire au grotesque, alors que dans les deux cas ils étaient des armes, des moyens d’expression acceptés (”I wanted my story told”) – tout cela est le reflet de la vacuité et la vanité de ces quinze minutes de gloire (Domino arbore une coiffure à la Andy Warhol). L’avertissement “Based on a true story… Sort of…” est présent d’emblée pour se jouer justement de ces faux-semblants propagés via ce medium (la majorité des téléfilms et une portion croissante de films actuels sont inspirés d’une histoire vraie).
La sentence de Domino face au mensonge de l’image est limpide : la mort. Deux écrans de télévision sont explosés brutalement par Choco, le compagnon de Domino (l’un se prend une chaise ; l’autre s’écrase sur le pare-brise d’une voiture). Ce rejet de cette fixation faussée et imposée de la réalité trouve son apogée dans le face-à-face entre Domino et la caméra qui l’observe sans répit et sans pudeur (face-à-face qui sera solutionné encore une fois par Choco suivant ses méthodes expéditives traditionnelles). Le message est clair ; le message est balancé à la gueule de l’audience : ”Turn the fucking camera off”.
Ce refus de l’image est la face apparente du refus plus généralisé qui est personnifié en Domino : le refus de toutes étiquettes (l’image / la télévision étant le médium le plus efficace pour propager une normalisation). Domino refuse la catégorisation sociale, cette image d’un monde soap – refus centralisé autour de Beverly Hills, la série phare des années 90. L’un des leitmotiv de Domino, ”There are three kinds of people in the world, the rich, the poor and everyone in between”, ne veut dire qu’une chose : arrêtez de raisonner en étiquettes. Riche / pas riche, blanc / pas blanc, gentil / pas gentil, lesbienne / pas lesbienne, drogué / pas drogué. Loin de défendre une idée simpliste et révolue d’une classe moyenne, le propos de Domino est plus brut : regardez ce qu’il y a entre ces putains d’étiquettes, parce qu’entre ces putains d’étiquettes il y a des gens qui vivent, enfin qui voudraient bien. Domino n’est pas un film d’étiquettes mais un film de personnes (à titres de contre-exemples, on citera dans les « chefs d’œuvre » récents over-oscarisés et culturellement anecdotiques : Titanic et Million Dollar Baby, deux œuvres représentatives du cinéma actuel qui basent leur propos sur la seule dichotomie riche / pas riche).
Ce droit à la personne trouve écho dans les différents personnages du film : Lateesha refuse ce melting-pot où l’individu est noyé dans une masse anonyme et prône, à sa manière, la notion d’identité ; la fille de Kee-Kee ne peut être soignée faute de rang social approprié ; Choco est la personnification de l’individu libre (“To say that Choco is the product of a broken home is to presume a home existed in the first place ; Choco never had a home”) – individu étranger qui plus est. Cette mise en avant de l’individu en lieu et place de tout étiquetage formalisé est également présent dans le générique de fin où seuls les prénoms des acteurs apparaissent.
“If you’re wondering what’s true and what isn’t, you can fuck off because it’s none of your goddamn business”
À contre-courant de la volonté actuelle du cinéma de tout normaliser et de ne pas froisser les spectateurs (autrement dit les apporteurs d’argent), Tony Scott et Richard Kelly choisissent de personnaliser complètement leur métrage et de lui donner une liberté visuelle et formelle totale. Cette liberté comme la résonance formelle de la croisade de Domino.
La narration du récit est éclatée, morcelée entre des réminiscences accélérées et un présent haché. Dans un arrière-plan noir, se disperse un no-future omniprésent, sans cesse voilé par cette fuite dans les zooms insistants du passé. Le pitch de l’histoire, somme toute assez simple (un inside job mené par le boss de Domino tourne mal), est volontairement biaisé, déformé, déstructuré, voire rejoué différemment. Le but inavoué de la manœuvre est de rendre comme insaisissable, en premier visionnage, la vie de Domino – une vie qui semble pourtant si tracée d’avance mais qui ne cesse d’onduler, de glisser entre nos doigts. Tout comme les mystères qui ont imprégné la vie de la vraie Domino Harvey, Domino devient comme une rumeur, un personnage au parcours inétiquettable dont le destin semble se jouer au hasard (heads or tails) et où les conséquences ne sont pas maîtrisées (les dominos), en contrepoint d’un monde où tout est régulé – le point de départ de l’intrigue se situe au DMV (Department of Motor Vehicles), l’organisme qui recense (étiquette) tous les citoyens immatriculés.
La volatilité des actes de Domino et de ce qu’il en reste dans les mémoires de ceux qui croisent sa route, intervient également dans la construction de l’aura mythique qui la caractérise.
Graphiquement, Domino dépareille du paysage plan-plan qui ravage le cinéma moderne depuis trop longtemps. Le langage scénique n’intéresse plus personne (hormis quelques derniers résistants comme Tsui Hark ou McT) et s’est fait jeter au profit de réalisations formatées pour la télévision. Tony n’a pas la vista des cinéastes pré-cités – il n’essaye même pas de s’y frotter d’ailleurs, il s’attarde plus volontiers sur la texture des images que sur leur cinématique (ses scènes de combat sont ainsi très statiques et rupestres). Il n’a pas non plus la fainéantise de la majorité de ses collègues. Il a en revanche les qualités requises pour livrer un métrage dont chaque scène, voire chaque plan, a un sens, une orientation, une identité propre tout en maintenant une fluidité et une cohérence d’ensemble. Cet ensemble, qui baigne dans un contraste extrême jaune / ombres jusque dans les gros plans, dégage une vitesse, une frénésie de « pris sur le vif », un côté « filmé sous acide » (qui rappelle la dépendance de la vraie Domino à la drogue) mais parvient à rester maîtrisé, réfléchi et surtout lisible. Chaque scène / plan s’anime d’une vie autonome – dans les désynchronisations, dans les modulations de couleur, dans les changements d’angle ; chaque scène / plan devient unique / sans étiquette. On peut noter, avec amusement ou désespoir, que cette liberté permanente engendre un rejet chez une fraction importante du public qui va jusqu’à qualifier Domino d’illisible, voire de lobotomisant. Si ce qualificatif est stérile (Domino se déroule sans saccades, sans successions de cut ; les plans même s’ils sont nombreux durent ; bref l’enchaînement des plans de Domino est aussi beau et naturel que la suite de Fibonacci), il est surtout révélateur d’un formatage culturel et visuel qui rend le cerveau humain de plus en plus incapable de s’adapter. Fin de la note.
Par-delà cette volonté de bordel contrôlé, cette liberté de vision combinée à l’incertitude des propos permet de donner au récit la substance du souvenir. Dès le départ, l’histoire est racontée par Domino. Ce sont ses confessions faites à l’agent du F.B.I. ; ses souvenirs s’écoulent de sa mémoire à leur façon – désordonnés, faussés. Ils sont surtout centrés sur l’émotion associée à chaque souvenir – on se souvient plus du sentiment inspiré par un épisode de sa vie que des détails factuels de celui-ci. Nous existons à travers nos souvenirs ; la réalité se dessine sur la trame de nos souvenirs, et non sur la toile figée d’une histoire arrangée. Ce sont ces émotions qui guident la caméra, qui flotte, vire, s’attache au corps, à la peau, au regard des protagonistes, au gré des sentiments de Domino.
Tout cela confère à Domino un aspect très charnel, faisant de son anti-héroïne une madone sensuelle, sexuelle et réelle.
“My agenda is to kick ass”
Domino s’impose comme la girl kicks ass de la Génération X, digne héritière de Sarah Connor (Linda Hamilton dans Terminator) et de Barbara (Patricia Tallman dans Night of the living Dead, celui de 1990), à savoir une girl kicks ass against all this fucking world. Une héroïne qui en vient aux armes et à l’isolement dans un monde en pleine déroute. Magnifiée et déifiée par la caméra, Domino est filmée comme un ange venu d’ailleurs – un ange de beauté figé dans l’ombre et la lumière de notre fin de monde, comme la statue d’une déesse bercée par un soleil moribond dans un jardin laissée à l’abandon (”God created me in his image, I guess he had a thing for models”).
Là où Domino devient un film précieux, c’est dans sa réussite à marier l’immatérialité de sa supra-héroïne iconique et abstraite et la réalité brutale et sanguine de son humanité. Domino est et restera avant tout une humaine, berçant aussi bien un flingue qu’un poisson rouge dans la paume de sa main. Ce rapport constant envers le monde réel permet à Domino d’éviter l’immuabilité de son statut de déesse – qui finalement ne serait qu’une autre forme d’étiquetage. Elle est une demi-déesse mortelle ; émotive. Tout le parcours de Domino au fil de sa vie est de reconstituer une identité que le monde actuel ne lui a pas permis d’avoir. Son élévation au rang de girl kicks ass lui permet de transcender cette condition d’humaine mort-née et de tenter de retrouver son moi originel ; de retrouver les larmes, la prière et l’amour.
Dès l’enfance, Domino décide de ne plus aimer / pleurer. Convaincue que ces émotions n’ont pas de résonances / sens dans le monde qu’on lui offre, elle se forge une carapace de solitude, de résistance face à toutes sortes de communautés, face à toutes tentatives d’insertions dans un moule (les clubs de poufs, le milieu du mannequinat and so on) pour embrasser une carrière sans attache : chasseuse de primes. Cette carrière lui permet de mettre en pratique son leitmotiv : “Heads you live… Tails you die”, un leitmotiv qui signifie vivre sans se poser de questions, sans s’embarrasser des conséquences, sans prendre le temps de s’attacher, de pleurer ou d’aimer quelqu’un – sensation d’immortalité. Mais elle ne peut physiquement se débarrasser de ce qu’elle est : une humaine – avec des sentiments humains.
Si elle esquive ses larmes autour de ses poissons rouges, qui lui servent à évacuer toute sa tristesse, elle ne peut esquiver son amour, qui se reforme peu à peu au travers de la cellule familiale qu’elle reproduit autour de Ed et Choco, les deux chasseurs de primes qui la prennent sous leur coupe.
Prenant la place de la figure paternelle décédée (qui apparaît sous une forme télévisuelle dès les premières scènes du film – une figure paternelle formatée donc), Ed tient aussi de la figure mythique. Son passé mystérieux, ses relations avec des personnalités d’une époque révolue et jugée meilleure, son invulnérabilité de façade apportent à Domino une stabilité et une confiance en elle (du moins une confiance en quelque chose) qui va lui permettre petit à petit de regagner des repères non fournis dans l’emballage. Ed est, comme sa fille adoptive, habitée par une vulnérabilité maladroite et humaine – voir notamment la scène du motel avec Choco – ce qui le rend comme Domino mi-dieu mi-homme.
Tout aussi charismatique que Domino et Ed, tout aussi faible quand il s’agit d’assumer sa part d’humanité, Choco symbolise l’amour du hors-normes, du non-catalogué, de la liberté totale. Prenant à la fois le rôle du frère et de l’amant pour Domino, il lui permet d’aller au-delà de la liberté qu’elle recherchait, lui permet de voir ce qu’est réellement le “Heads you live… Tails you die”. Choco, l’enfant prodige (“El Divino Niño” d’après son tatouage) complète ainsi la nouvelle trinité formée par les chasseurs de primes, trinité sanctifiée et dotée d’une mission par le biais d’un prêtre itinérant. Domino finit ainsi par adhérer à une foi qui lui est propre (dès le départ elle avait associé/substitué la figure divine traditionnelle par sa devise). Cette nouvelle foi trouve son apogée dans la scène d’amour christique entre Domino et Choco (dans le désert, les bras en croix).
Se débarrassant des apparats d’un monde pré-établi, Domino met donc en place de nouveaux modèles sociaux et religieux, modèles qui à la différence des précédents sont uniquement basés sur les émotions personnelles de l’individu (et sur la vie de chaque être – Domino refuse de tuer). Évidemment cette liberté, ce vol du feu, va être sanctionnée.
“There’s only one conclusion to every story. We all fall down.”
Domino ou la mort des dieux
On ne peut pas échapper aux ombres. Peu importe le nombre de postes de télévision que vous exploserez, peu importe les barrières que vous franchirez ; les ombres seront là toujours, partout, à l’affût, prêtes à vous recouvrir. C’est ce que finit par apprendre Domino. Quand son employeur foire son inside job (inside job motivé rappelons-le par une volonté de franchir une barrière sociale), une succession d’événements (de dominos) finissent par conduire le trio à une mort annoncée ; un sacrifice. Comme si le monde avait rattrapé Domino par l’épaule pour lui dire d’arrêter de jouer, d’arrêter de vouloir vivre.
Domino est un grand film sur l’échec : l’échec du monde moderne qui n’a plus rien à offrir ; l’échec de ceux qui ont cru pouvoir y échapper. OK, tu as le droit d’essayer de vivre mais, autant de prévenir, tu vas échouer.
Cette fin noire et tragique s’accompagne d’un retour à la normale pour Domino, devenue un ange déchu (ses pouvoirs disparaissent parce qu’elle a tué, parce qu’elle a violé son serment, sa croyance, parce qu’elle a laissé la rage et les larmes guider ses actes, parce qu’il ne lui restait plus que ça).
Sur le chemin de cette déchéance, Domino réapprend à redevenir humaine / vivante. Elle réapprend à prier (la mission divine). Elle réapprend à aimer (ce quelle arrive enfin à dire à la mort de son amant : “I love you Choco” ; la chanson en fond de la scène d’amour : “Abre la puerta de tu amor”). Elle réapprend à pleurer à la mort de ses compagnons (ses larmes sont des larmes de sang à la mort de Choco).
Elle réapprend ou plutôt elle apprend ce que le monde moderne n’est plus en mesure de lui apprendre.
Doit-on voir dans cet apprentissage, une leçon, une morale, un rite de passage pour à la fois se défaire du monde moderne tout en acceptant d’y vivre ?
La dernière scène où apparaît Domino est la plus ambiguë du film – scène subjuguée par le talent et la grâce de l’actrice l’incarnant. Domino y apparaît dans une piscine, occupée à nager avant de s’approcher du bord pour déclarer abruptement à sa mère qu’elle l’aime (chose qu’elle n’avait jamais faite jusqu’alors). Si on peut voir dans cette déclaration, une tentative de Domino de continuer son apprentissage de l’amour, il est difficile de ne pas y voir aussi, et surtout, une résignation – un compromis entre accepter ce que l’on est et accepter ce que l’on doit être aux yeux du monde ; la relation de Domino avec sa mère évoque plus une relation chien/maître que fille/mère. Ainsi l’image de Domino dans la piscine est proche de celle du poisson rouge dans son bocal, confiné dans un monde clos, et qui voit qu’il y a pourtant un vrai monde qui existe au-delà de la barrière du verre. Domino est en quelque sorte ce poisson rouge qui a essayé, un temps, de sauter en dehors de son bocal, pour voir ce que cela faisait de respirer, de vivre, avant de retomber et d’attendre sa mort.
Cette résignation se retrouve ainsi dans le dernier regard de Domino, un regard dans l’ombre, un regard baissé alors qu’elle a tant de fois fixé la caméra, un regard qui, je me répète je sais mais vous m’excuserez, doit beaucoup à la finesse d’interprétation de son interprète.
Cette séquence de résignation est ensuite accentuée par l’ironie amère de la scène où des enfants afghans jouent inutilement avec des dollars américains ; puis avec l’affirmation de la croyance de Domino (en voix off) en son échappatoire mystique (“My mission is complete”). De la même manière qu’Alf (le chauffeur du trio) s’attribue une fausse mission pour parer l’absence de grandes causes à défendre, Domino essaye de justifier son existence, de donner un sens à sa vie à travers une croyance égoïste en ses propres actes. Cette croyance étant tout ce qui reste dans un monde privé de sens, de valeurs et de repères. On peut d’ailleurs s’interroger sur la véritable fin du film ; Domino a-t-elle réellement accompli sa mission et sauvé l’enfant, ou n’est-ce que sa manière à elle de raconter son histoire, et d’y croire ?
Cette acceptation finale d’un compromis entre ce que l’on est (et ce en quoi on croit) et ce que l’on doit être (et ce en quoi on doit croire) – qui en chemin a permis à Domino d’apprendre à être humaine dans un monde déshumanisé – reste pessimiste, du moins désenchantée, car malgré la réussite de sa mission, Domino n’a qu’une morale tragique à nous proposer : “There’s only one conclusion to every story. We all fall down.”
Cette dernière phrase du film est, qui plus est, assénée avec un plan sans équivoque, sans illusion, sans issue.
Ce plan est même suivi d’une photo en N&B (la mélancolie) qui disparaît dans un fondu noir (la mort) – photo où Ed et Choco ont le même sourire résigné que Domino.
Une manière de dire que oui rien ne vous empêche de pleurer mais que ce ne seront que des larmes dans la pluie (”Tears in the rain”).
Ce tatouage qui résume au final le film s’inscrit sur la peau de son héroïne et de son interprète, sans laquelle Domino n’aurait pas ce côté à vif, fragile.
“The kind of theatre my parents were involved with, there was a feeling that it could change the world. I started acting because I wanted to be part of that.”
Keira Knightley
Last Action Keira
Bien secondée par Mickey Rourke et Edgar Ramirez, tous deux parfaits dans cet équilibre précaire entre le héros et l’homme, Keira donne à Domino toute sa chair, tout son aura, tout son charme, toute son histoire.
Keira Knightley est une actrice à part dans le cinéma actuel. Héritière de par son éducation d’un classicisme culturel, (fausse) starlette de par son ascension fulgurante, et surtout punk de par ses goûts, son look, son attitude et son franc-parler.
Britannique, racée, Keira reste une amoureuse d’un cinéma posé, précieux (Doctor Zhivago, Pride & Prejudice). Elle porte en elle, dans son regard, dans son port de cou et d’épaules le poids d’une dignité historique et culturelle.
Du statut d’inconnue célèbre (le rôle de la doublure de la reine Amidala dans SW1) avant d’avoir une petite côte en UK avec la comédie lourdingue Bend it like Beckham en 2002, elle devient à la mode suite au succès incompréhensible de Pirates of the Caribbean, avant de devenir LA star trop cool trop bonne trop sexy à la une du cinéma international avec sa nomination pour Pride & Prejudice – star fortement connotée à des rôles de girl kicks ass (Guinevere dans King Arthur, et surtout Gwyn dans le culte Princess of Thieves).
Très jeune, bien barrée, aimant la bière, le post-punk et ponctuer ses interviews par des fuck, Keira ne rentre pas dans le moule de la starlette hype à laquelle cette ascension la destine (contrairement à toutes les autres avant elle, et qui sont de fait déjà oubliées, ayant joué le jeu du tout de suite).
This is Keira:
”I don’t understand why you suddenly become a dickhead because you’ve had some success” ; “I found it extremely liberating to be topless in the desert.” ; “Nothing against Brian Austin Green, but I love that punch. I really enjoyed that.” ; “Spots? Yes. Bad hair? Yes. Short legs? Fine. Big butt? Whatever.”
Si on ajoute à ce portrait ce qui la caractérise le plus, à savoir que par nature, Keira est, et restera, contradictoire et inclassable – c’est pour le coup à peu près les seules certitudes qu’on a d’elle – le parallèle avec Domino devient évident. Keira a comme elle une enfance et une adolescence ambiguë (Keira évoque souvent ces périodes en mentionnant des phases de rejet et des difficultés d’adaptation avec ses camarades ; en réponse des témoignages ne cessent de s’amonceler pour confirmer ses dires ou les infirmer…).
Keira possède une classe innée, un charisme dévastateur, un côté à part / décalée / inétiquettable, une aura de mystère ; il n’y avait qu’elle pour donner vie à Domino.
Faute d’expériences et d’un apprentissage suivi, Keira n’est pas une grande actrice au sens académique du terme. Du coup, elle fonctionne beaucoup à l’instinct, elle s’investit personnellement dans son personnage et devient son personnage avec ses excès et ses maladresses. Sa peau est la peau de Domino ; ses larmes sont les larmes de Domino ; son regard est le regard de Domino.
Cet instinct, cette implication, cette interprétation primale conjugués à l’adéquation Keira / Domino donne ce côté inestimable à Domino. La frontière cinéma / réalité, art / vie s’estompe. Domino devient réelle, vivante, humaine ; transposition du passage de déesse à humaine de Domino.
Cette fusion charnelle et viscérale abolit définitivement la limite de l’écran et devient touchante quand Keira lui apporte tous ses travers humains, qu’ils soient physiques (malgré son look sexy, elle n’est pas parfaite : petits seins, des jambes de mec et des incisives décalées – ok trois arguments qui la rendent encore plus sexy) ou émotionnelles (une certaine impulsivité ; une fragilité, belle).
En lui offrant sa stature, ses couilles, son atypisme, sa rebelle-attitude, sa beauté, son âme, ses larmes, sa foi, son cœur et ses imperfections, Keira offre donc à Domino le plus beau des cadeaux : la vie.
“But for me, personally what I find interesting, watching actors and actresses onscreen, are the imperfections”
Keira Knightley
“Heads you live… Tails you die”
Le cinéma moderne n’est plus bon qu’à engendrer des photocopies rassurantes, complaisantes, bien pensées et structurellement adaptées à une pensée unique inoffensive. Comme toute logique monomaniaque, le cinéma a ses exceptions. Entre des divertissements creux et photocopiés, des pensums pseudo-culturels insipides, des cartes postales exotiques majoritairement asiatiques et des films faits à la maison, il arrive parfois, occasionnellement et de manière presque imprévisible que des enfants bâtards de cette dégénérescence voient le jour. Des films qui ne ressemblent en rien à ce que le cinéma tel qu’il est pensé est censé produire, mais des films qui ressemblent à ce que le cinéma aimerait être. Domino est l’un de ses bâtards.
Film dément et démentiel, Domino donne à voir et à ressentir le jeu de dupes d’une réalité faussée, les poussées d’adrénaline d’un être humain mort-né égaré quelque part dans la contemplation d’une innocence perdue balancée au fond des chiottes d’un motel sordide ; Domino vide son chargeur, sa rage et sa détresse à la face du monde entier ; d’un extrémisme intransigeant et d’une vitalité débordante, Domino ne cède à rien, si ce n’est à sa propre liberté ; les personnages sont filmés à fleur de peau, animalisés, sacralisés puis crucifiés ; tout est exacerbé à l’extrême, les comportements, les relations, les sentiments et de fait les images ; appliquant à la lettre le précepte “Heads you live… Tails you die”, Domino prend le risque de mourir en osant affirmer sa différence, son droit à l’existence ; et grâce à tous ceux qui ont contribué à sa naissance, Domino – la vraie, Tony, Richard, Mickey, Edgar, Keira et toutes ses autres individualités, Domino réussit à acquérir son autonomie propre, parvient à s’émanciper et à quitter le formatage du cinéma moderne.
À la fois inaccessible dans sa beauté formelle (dans son iconographie) et terriblement humain dans sa surface (dans son grain), Domino offre en retour à Keira Knightley le rôle qu’il lui fallait, le rôle qu’il lui manquait, le rôle qui confirme que si les ombres n’ont pas encore complètement recouvert le cinéma, s’il y a encore un espoir, c’est à travers elle qu’il naîtra ; que si changement il doit y avoir, elle en sera une des principales initiatrices.
Car les ombres ont oublié une chose ; Domino est là pour nous le rappeler, pour rappeler que le cinéma est vivant. Vivant. Ne l’oubliez jamais.
En attendant cet hypothétique changement, il ne nous reste qu’à faire comme Domino : accepter la mort de nos propres dieux pour retrouver cette humanité perdue ; puis attendre, attendre la fin du monde, alors que le vent balaye inlassablement les dernières traces de notre passage.
“Tous les actes de Domino ne ramènent qu’à ça. Quand elle défonce une porte ou pointe une arme sur quelqu’un, c’est moins par goût que par dégoût de cette déchéance, de cette apocalypse culturelle. ” Richard Kelly
A.K.