Les qualités d’Ergo Proxy, significatifs des productions orientales, reposent dans une capacité de synthèse de la science-fiction et dans la volonté d’appliquer une forme nouvelle à un genre qui ne peut et ne doit exister que dans une remise en question narrative et sociale permanente.
Quand une culture jeune, dynamique et douée s’empare d’une technologie, d’un medium ou d’un art, elle finit souvent par le transcender. Ainsi quand le cinéma japonais était sorti de sa théâtralité traditionnelle pour embrasser à bras-le-corps le cinéma occidental, on avait pu assister dans les années 90 à un foisonnement, un mélange passionné, de tout ce qui faisait alors le cinéma occidental – un peu comme si les auteurs japonais avaient voulu mélanger tout de suite tous les ingrédients pour voir le résultat. Cette surenchère effrénée, ce comportement boulimique a eu a minima les vertus de défricher un cinéma hollywoodien en perte de vitesse, et d’en définir de nouveaux contours possibles (je pense à des auteurs comme Wong Kar-wai, Tsui Hark, Lou Ye, …). La réutilisation par un tiers d’une création apporte nécessairement un regard neuf et dynamique sur cette création.
Ce même phénomène s’est appliqué au genre moderne par excellence qu’est la science-fiction. Hollywood et les usines à best-sellers continuent de véhiculer un Nouveau Space Opéra hermétique, sans ambiguïté et sans volonté de repousser ou de questionner les limites du genre, ressassant les mêmes histoires de l’âge d’or, avec des moyens et un regard technologique renouvelés ; les branches voisines du NSO ont toujours été marginalisées, passagères, jugées peu immédiatement rentables. Un regard sur les rayons livres, séries, dvds estampillés « science-fiction » suffit à confirmer que fondamentalement rien n’a changer en soixante ans, que ces rayons continuent d’entasser des grosses productions à la Star Wars, et que toutes les tentatives de moderniser le genre n’ont finalement réussi qu’à faire accepter le genre dans d’autres rayons sous une étiquette neutre.
Les auteurs japonais n’ont, il me semble, pas été confronté à cette problématique, ayant découvert et pris le genre en bloc, dans toute sa diversité, et tout en acceptant avec plaisir le côté glamour de ses archétypes ; ils ont aussi intégré bien mieux que leurs homologues outre-pacifique la déconstruction de ses archétypes, ce qui a donné lieu à des œuvres mémorables (mais souvent difficiles d’accès pour le public occidental) telles que Ghost in the Shell et Avalon (Mamoru Oshii) pour citer les plus célèbres. Mais, derrière les œuvres phares du marché se cachent une multitude d’œuvres protéiformes qui ont conféré en une vingtaine d’année une diversité et une modernité au genre dit de science-fiction, à un point qu’il me semble difficile aujourd’hui de continuer à raisonner en genre devant la défiance des productions japonaises face à toute tentative de classement.
J’aurais pu prendre en exemple l’une des animés du défunt Satoshi Kon, mais, mis à part que certains en parlent mieux que moi, j’ai préféré m’arrêter sur un animé plus explicitement science-fiction, à savoir la série Ergo Proxy du scénariste Dai Satō, qui a par ailleurs collaboré sur les animes Cowboy Bebop et Ghost in the Shell: S.A.C. 2nd GIG.
Résumer la série Ergo Proxy est difficile, tant elle regorge de changements de registres et de variations narratives. Je vais cependant tenter de le faire, mais sous l’angle des sous-genres occidentaux de science-fiction.
L’intrigue débute dans une ville futuriste, Romdeau, une ville dôme, régulée par des robots et contrôlée par un mystérieux gouvernement qui opère d’une façon subtilement dystopique. Des meurtres violents sont commis et une enquêtrice façon girl kicks ass est mise sur le coup, Re-L Mayer, alors qu’en parallèle sévit une épidémie de robots infectés par un virus d’éveil à la conscience, le Cogito. Vincent Law, un réfugié, qui travaille sur la réparation des robots infectés, semble avoir un lien avec ces meurtres, lien que lui-même ignore. [Science-fiction futuriste et urbaine avec des robots doués de conscience]
Puis, au bout de quelques épisodes, Re-L et Vincent quittent subitement le théâtre (les scénaristes abandonnent au passage la moitié des personnages secondaires exposés) et rejoignent une communauté d’exclus vivant aux abords de la ville et menant une guérilla contre la dictature de Romdeau. [Science-fiction politique]
Là encore, au bout de quelques épisodes, changement de décor, Re-L et Vincent quittent la périphérie de Romdeau en direction de Mosk, une autre ville d’où Vincent serait originaire et où il espère trouver des réponses sur son identité. Dans un premier temps, les épisodes sont focalisés sur les capacités de Vincent qui se révèle être le tueur recherché sous une seconde personnalité (l’Ergo Proxy du titre), personnalité qui lui donne au passage des supers pouvoirs (NB : Dans ce futur, chaque cité dôme est contrôlé par un Proxy, et Ergo Proxy est le Proxy ultime, le Proxy de la Mort !) [Science-fiction de super-héros].
Mais, rapidement, la révélation faite sur l’identité réelle de Vincent, la série adopte un rythme nonchalant tandis que les héros (et leurs quelques compagnons, dont une petite fille robot, Pino, infectée par le virus d’éveil à la conscience) poursuivent leur périple jusqu’à Misk, découvrant en chemin l’état généralement délabré des autres cités dômes et la caractère post-apocalyptique de la Terre [Science-fiction post-apocalyptique en road-trip].
Au passage, certains épisodes indépendants sont des trips. Par exemples : Nightmare Quiz Show / Who Wants to Be in Jeopardy! où Vincent est le candidat d’un Jeopardy devant répondre à des questions sur l’univers de la série, Sacred Eye of the Void où Vincent est projeté dans des boucles oniriques de l’esprit de Re-L. [Science-fiction New Age à laquelle le générique de la série en forme de cuts-up fait aussi référence ; Vincent ira même jusqu’à explorer une version onirique de City Lights, la célèbre librairie de la Beat Generation]
Au final, quand Vincent et Re-L arrivent à Misk, celle-ci n’est plus que cendres (il n’y a rien à y trouver ; seule l’évolution des personnages en chemin compte) et ils doivent faire face aux derniers secrets d’Ergo Proxy et du virus Cogito.
Ergo Proxy brasse au gré de ses 23 épisodes une large variété de situations, de thématiques, de narrations propres à la science-fiction, tout en questionnant en permanence ses personnages, humains et robots, sur leurs natures intrinsèques. L’ensemble fait explicitement hommage à l’œuvre de Philip K. Dick, l’un des moins archétypal des auteurs américains de science-fiction et l’un des plus interrogatifs. Les robots s’éveillant à la conscience, les personnalité multiples, la conspiration dystopique… tous les thèmes chers à l’écrivain sont ici déclinés dans ce qui pourrait s’apparenter à une adaptation ultime de L’Invasion divine, le périple de Vincent Law schématisant la longue prise de conscience de sa transmigration. [Science-fiction philosophique et mystique]
Les qualités d’Ergo Proxy, qui sont significatifs des productions orientales, reposent dans cette capacité de synthèse (appréhender la science-fiction dans son tout), dans la volonté d’appliquer une forme nouvelle à un genre qui ne peut et ne doit exister que dans une remise en question narrative et sociale permanente (les ruptures narratives font échos aux ruptures visuelles). Son penchant philosophique pourrait se montrer parfois aride, voire confus, néanmoins la variété des situations et l’attention porté aux personnages équilibrent le trop plein (le foisonnement évoqué en début d’article) et rendent cet animé particulièrement touchant, passionnant et énergisant.
Chaque épisode mériterait une analyse fouillée. Si je devais n’en retenir qu’un seul, je crois qu’au-delà des toutes les scènes intenses qui parsèment Ergo Proxy, il me semble que sa plus grande force réside aussi dans cet épisode de milieu de road-trip Dead Calm / Busy Doing Nothing où il ne se passe absolument rien, et où les trois voyageurs, Vincent Law, Re-L Mayer et Pino, bloqués où milieu de nulle part, faute de vent, et loin de toute considération mystique, science-fictive, héroïque ou politique… doivent uniquement apprendre à vivre ensemble, étrange famille recomposée : la femme émancipée, l’homme divin et l’enfant robot. C’est ce monde en permanence recomposé dans lequel nous devons tous vivre que la science-fiction ne devrait jamais cesser de questionner.
AK
Ergo Proxy (Shukō Murase, 2006)
Sur les aspects philosophiques d’Ergo Proxy, voir l’article sur le blog Lost Highway
Sur Satoshi Kon, voir l’article sur l’Insecte Nuisible