Héros et héroïnes

Coyote 3“Ma mère a pendant longtemps été la seule héroïne de ma vie — l’est-elle toujours ? Je ne sais pas. J’ai le souvenir de ces contes qu’elle et mes tantes me racontaient, ces histoires à la fois horribles et lumineuses, peuplées de dragons de mer dévoreurs d’hommes, de loups aux dents pointues courant après le soleil pour le dévorer, de géants de la taille d’une montagne prêts à déferler sur le monde pour l’aplatir à coup de massues, mais des histoires habitées aussi par des humains fascinants, fascinants dans leur lutte face à des dieux paresseux, orgueilleux et querelleurs, fascinants dans leur abnégation à ne pas être terrifiés, comme moi, par l’évocation de toutes ces créatures, rejetons maléfiques de ces mêmes dieux malfaisants ; ces humains s’élevaient de la condition miséreuse et fataliste de leur race, ces humains se hissaient jusqu’aux cimes des montagnes, jusqu’à la voûte céleste, et foulaient de leurs pieds impies la surface des nuages pour y défier leurs propres dieux. Ces humains vivaient et mourraient en héros. Ce n’étaient que des contes ; la petite fille que j’ai été les a aimés un temps. Dans le village où j’ai grandi il n’y avait pas de héros ; il n’y en avait pas besoin. La guerre n’était qu’un mot ; alors les héros aussi. Je crois que mon peuple n’avait pas alors besoin de transcender sa condition, d’enluminer le quotidien, de rêver la réalité — et quand il a eu besoin de tout cela, il était déjà trop tard : tous les dictionnaires et les livres de contes avaient été incinérés et, faute de savoir lire, les enfants de mon âge n’avaient alors plus que leur mémoire pour perpétuer le souvenir des héros et des héroïnes des contes de mon enfance. Je ne voulais pas perpétuer ces souvenirs abstraits ; que m’importait le souvenir de nos héros, alors que ceux de mon peuple avaient abdiqué lâchement ; que m’importaient les combats titanesques et les épées enchantées alors que les tanks défilaient sous nos fenêtres ; que m’importait de rêver en un monde devenu irréel. Les souvenirs les plus chers à mon cœur sont ceux qui font vibrer tous mes sens ; je ne veux me souvenir que de choses réelles, que de choses que ma mémoire peut goûter, apprécier et agripper. Je veux continuer d’entendre la voix de bûcheron de mon père quand il s’énervait à table à propos de la politique de l’autruche de nos dirigeants ; je veux sentir sa main calleuse se poser sur ma joue quand il venait vérifier que j’étais endormie, ce que je simulais à merveille ; je ne veux pas perdre les saveurs et les senteurs des plats qu’il nous préparait pendant son jour de repos, quand mère avait droit à toutes les attentions ; et je ne veux surtout pas oublier le dernier regard qu’il m’a jeté le jour de sa conscription — je ne compris que plus tard qu’il savait qu’il ne reviendrait sans doute jamais, et que m’abandonner, abandonner mère, abandonner la tâche et les valeurs qu’il s’était données lui coûtait au-delà de tous ce que les héros de ces contes stupides n’avaient jamais enduré ; tout comme je ne veux jamais oublier le dernier regard de mère, un regard rempli d’affection, de désespoir, de rage, de tristesse et de bonheur quand levant le couteau bien haut elle a égorgé le premier diplomate ennemi à franchir le seuil de notre foyer. À côté de ce souvenir-là, tous vos héros de contes de fée peuvent bien aller se faire foutre.”

Le Jour où Coyote dévora le Loup – Chapitre III : Héros et héroïnes

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Chapitre II – Filles nues et garçons virils : PDF, EPUB, MOBI

Chapitre I – Loups et perroquets : PDF, EPUB, MOBI

Chapitres I, II et III : PDF, EPUB, MOBI

Fiction inédite en XIII chapitres.

AK

Coming next :

  • Chapitre IV : Hasard et sortilèges

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